Difficile aujourd'hui de percevoir le déclin de la production pétrolière comme un problème potentiel pour nos sociétés modernes. Même certains convaincus de la première heure ont jeté l'éponge, à force de voir tout le monde se désintéresser de cette question. Le pic pétrolier ne serait donc plus un problème suffisamment important ou imminent pour qu'il mérite que l'on s'en préoccupe.
Ron Patterson, l'un des meilleurs observateurs de la production pétrolière mondiale et animateur du site peakoilbarrel.com, vient de mettre en ligne un article qui révèle la publication d'un papier scientifique de référence qui remet le pétrole au coeur des limites du développement économique: "A global energy assessment" (une analyse globale de l'énergie) par Michael Jefferson.
M. Jefferson est professeur à l'Université de Buckingham, il a notamment passé 20 ans au sein de la Royal Dutch Shell en tant que chef économiste, responsable de la planification en Europe et Directeur de la production et du commerce de pétrole. Il publie dans Wiley Interdisciplinary Review, recueil de publications scientifiques revues par un comité scientifique international, garantissant le très haut niveau de qualité scientifique et rédactionnel.
Dans cette publication, M. Jefferson explique notamment les raisons de la hausse du niveau des réserves de pétrole dit "conventionnel"*.
"les cinq principaux exportateurs de pétrole du Moyen-Orient ont modifié la base de leur définition des "réserves prouvées" de pétrole conventionnel, en faisant passer la probabilité d'exploitation de 90% à 50% en 1984. Le résultat a été une augmentation apparente (mais pas réelle) de leurs «réserves prouvées» de 435 milliards de barils.
(...) de plus, les publications des chiffres des réserves comprennent désormais le pétrole lourd vénézuélien et les sables bitumineux canadiens, qui, bien que plus difficiles et coûteux à extraire (et de moins bonne qualité en général que le pétrole conventionnel) gonflent les chiffres "officiels" de 440 milliards de barils supplémentaires (le Venezuela représentant 270 milliards de barils et le Canada 170 milliards de barils)."
Les 1700 milliards de barils que contiennent "officiellement" les réserves prouvées seraient donc surévalués à hauteur de 875 milliards. Ce constat de surestimation des réserves n'est pas nouveau, mais il n'a que rarement fait l'objet de publications scientifiques. Cela méritait donc d'être souligné. Pour conclure cette partie l'auteur dit la chose suivante:
"Ainsi, malgré la baisse des prix du pétrole brut à partir d'un nouveau pic en juin 2014, après celui de juillet 2008, la question du «pic pétrolier» est toujours présente, et une large reprise économique combinée avec les conséquences des diminutions récentes de l'exploration et la production de pétrole ramènera d'autres grandes hausses des prix du pétrole."
M. Jefferson ne donne pas de délai, mais il reprécise que le phénomène de pic (ou plateau) pétrolier n'est pas un mythe et que nous devrions subir de nouvelles convulsions à l'avenir.
En mars 2016, l'OPEP publiait un graphique qui indiquait que la production mondiale avait passé un pic en novembre 2015. Source: peakoilbarrel.com
Aujourd'hui, où en sommes-nous ?
Selon l'OPEP, la production pétrolière mondiale a dépassé un pic en novembre 2015 à 96 Mb/j (voir graphique ci-dessus). A ce stade, rien ne permet de dire qu'il n'y aura pas d'autres pics dans les semaines ou mois qui viennent.
La production américaine a décliné de 700.000 b/j après le passage d'un pic à 9.43 Mb/j en avril 2015. L'EIA prévoit que le déclin devrait se prolonger au moins jusqu'en 2017, pour atteindre 8 Mb/j, mais c'est purement spéculatif, car personne ne peut le savoir étant donné l'instabilité actuelle. Un prix qui remonterait au-delà de 50$ pourrait inverser la tendance, mais cela prendra du temps.
Malgré les commentaires élogieux des médias sur le retour de la croissance, la situation interne du pays n'est pas glorieuse : le taux de chômage réel serait de 22.9% et 15% de la population aurait recours à l'aide alimentaire. La "révolution énergétique" ne semble pas avoir profité à tout le monde de la même manière !
Déclin actuel et futur de la production pétrolière des Etats-Unis selon l'EIA.
Du côté de l'OPEP, la production est quasiment stable depuis juin 2015, mais il y a une grande disparité entre l'Iran, dont la production a augmenté de 500.000 b/j depuis un an et les Émirats Arabes Unis où elle a chuté de 200.000 b/j en deux mois.
On peut résumer la situation ainsi (certains éléments sont issus de l'analyse de Ron Patterson dans laquelle vous trouverez également les graphiques):
- Arabie Saoudite (10,1 Mb/j): léger déclin depuis un an, R. Patterson estime que le Royaume a toutes les vannes ouvertes à fond et ne pourra pas tenir longtemps à ce niveau de production. Rappelons qu'actuellement, le déficit budgétaire du Royaume est de 100 milliards de dollars par an et qu'à ce rythme, ses réserves de pétrodollars auront totalement fondu dans cinq ans.
- Irak (4.2 Mb/j): pic en 2015, manque d'investissements pour prolonger la hausse, mais potentiel encore important.
- Iran (3.3 Mb/j): reprise de la production depuis la fin de l'embargo, avec possibilités de hausses supplémentaires (au moins 0.6 Mb/j). Le pays refuse de limiter sa production tant qu'elle n'a pas retrouvé son niveau d'avant l'embargo, soit 4 Mb/j, ce qui pose des problèmes de régulation au sein de l'OPEP.
- Koweit (2.8 Mb/j): pic en 2013 et léger déclin depuis.
- Emirat Arabes Unis (2.7 Mb/j): hausse progressive depuis 2009, mais baisse soudaine et inexpliquée depuis début 2016 .
- Venezuela (2.4 Mb/j): fort déclin entre 2005 et 2009, puis plateau depuis. Le pays, en graves difficultés, a subi une inflation de 180% en 2015 et la population manque de tout.
- Angola (1.8 Mb/j): pic en 2010 suivi d'un plateau. Le pays vient de faire appel au FMI, car ses caisses sont vides depuis la baisse des prix du pétrole.
- Nigéria (1.7 Mb/j): instabilités permanentes et baisse de la production depuis 2011. Le pays semble désireux de diversifier massivement ses revenus après avoir été en proie à de graves difficultés financières.
- Algérie (1.08 Mb/j): pic en 2007 suivi d'un déclin quasi constant. La baisse des revenus du pays provoque une baisse rapide des réserves de change.
- Indonésie (0.73 Mb/j): déclin entre 2005 et 2014, avec léger rebond depuis 2014.
- Qatar (0.66 Mb/j): déclin depuis 2010.
- Équateur (0.55 Mb/j): pic en janvier 2015 et léger déclin depuis.
- Lybie (0.4 Mb/j): effondrement depuis le début du chaos en 2013, production faible et à peu près stable depuis un an.
Hors de l'OPEP, la situation est également très diverse, mais la baisse des prix est partout catastrophique. Une véritable guerre de production est engagée entre l'Arabie Saoudite et la Russie (10.8 Mb/j). Cette dernière augmente sa production malgré la baisse des prix et la grave récession qui touche le pays. En 2015, le nombre de pauvres a augmenté de 3.1 millions pour atteindre plus de 19 millions soit 14% de la population.
La Chine (4.6 Mb/j) est le premier importateur mondial (6.1 Mb/j importés), largement devant les Etats-Unis. Sa production augmente légèrement mais régulièrement.
La production du Canada (3.9 Mb/j) est devenue instable car les sables bitumineux sont très coûteux et les projets d'oléoducs, qui permettraient au moins de réduire le coût de transport, n'aboutissent pas (et c'est tant mieux).
Le Brésil (3 Mb/j) dispose de ressources pétrolières en grande profondeur océanique, ce qui rend le coût de production très élevé et provoque un fort endettement de la compagnie nationale Petrobras. Les réserves ne peuvent être développées qu'avec un prix du baril bien supérieur. Par ailleurs, le pays fait face à une forte instabilité politique et des affaires de corruption au coeur de l'industrie pétrolière.
Quant au mexique (<2.5 Mb/j), sa production décline maintenant depuis plus de 10 ans, après passage d'un pic à 3.55 Mb/j.
Pétrole ou économie: qui va flancher en premier ?
La guerre de production qui a lieu en ce moment entre les principaux exportateurs de pétrole provoque une réelle surabondance sur les marchés, qui elle-même fait chuter les prix tant qu'il n'y a pas de perspective de régulation, que les limites physiques de la production ne sont pas décelables et que la demande ne repart pas à la hausse.
Lorsque le prix du pétrole est bas, l'économie des pays importateurs est supposée se relever et retrouver la croissance, or ce n'est pas si évident que cela aujourd'hui. C'est l'analyse que fait Gail Tverberg en regardant le pouvoir d'achat des habitants des pays consommateurs, ainsi que leur niveau d'endettement. Pour que la consommation de pétrole augmente, il faudrait notamment que le pouvoir d'achat et l'endettement des ménages augmentent aussi, or les deux ont tendance à stagner depuis des années, sauf pour la fraction la plus riche des populations. Par ailleurs, la valeur du dollar (devise utilisée pour le commerce du pétrole) a beaucoup augmenté, ce qui limite l'effet d'aubaine lié à la baisse des prix pour les acheteurs potentiels. Selon G. Tverberg, il semble donc difficile d'imaginer une réelle reprise de la consommation en l'état actuel des choses.
On peut se demander qui, des consommateurs ou des producteurs, va flancher en premier. Nous sommes toujours au coeur d'une situation éminamment instable, dans laquelle chacun essaye de faire bonne figure et de tenir bon dans une concurrence mondiale acerbe.
Evolution du Dollar Index et du prix du baril de brut. Selon Gail Tverberg, tant que l'index du dollar restera aussi élevé par rapport aux autres monnaies, le pétrole restera peu abordable.
Conclusion
Les pays producteurs perdent de l'argent, mais ne lâchent rien pour éviter de perdre des marchés face à leurs concurrents. Ce qui signifie que l'excès de pétrole sur les marchés est purement artificiel. Le niveau des réserves pétrolières est lié au prix du pétrole car il s'agit des "ressources économiquement et techniquement exploitables". Mécaniquement, si les réserves ont augmenté avec les prix, elles se sont considérablement réduites depuis leur baisse... sauf si les producteurs (privés ou publics) vendent à perte.
Le prix du baril reste bas à cause de cette concurrence folle et parce que la demande ne suit pas. Si la situation se prolonge, les pays exportateurs vont inéluctablement vers la faillite. Tout cela ne pourra pas durer et quelle que soit l'issue, il risque de ne pas y avoir de gagnant. La seule porte de sortie "favorable" serait un prix de vente régulé entre 60 et 80$/baril, mais rien ne permet de penser qu'une telle convergence soit possible.
Si les pays producteurs ne s'accordent pas, la fin de l'ère pétrolière arrivera encore plus vite et brutalement. Ce sera tant mieux pour le climat et tant pis pour les sociétés industrielles qui n'auront ni le temps ni les moyens de mettre en oeuvre une transition énergétique digne de ce nom.
*Il n'existe aucune définition officielle et internationale du pétrole conventionnel, ce qui permet de dire à peu près tout et n'importe quoi.
nico 10/05/2016 15:55
Pragma tic 01/05/2016 14:30
ThierryC 30/04/2016 15:20
François 29/04/2016 17:33
HerveK 29/04/2016 10:14